
Je veux commencer par remercier le directeur artistique du Gran Teatre del Liceu, M. Víctor García de Gomar et son directeur exécutif M. Valentí Oviedo, pour avoir rendu possible cette belle opportunité en donnant une nouvelle vie à ce saisissant opéra de Claudio Monteverdi : L’Incoronazione di Poppea (1642) inspiré du livret du poète et écrivain Francesco Busenello. Nous serons sur scène avec mon assistant le Maestro Luca Guglielmi, chef du groupe de la basse continue et toute la magnifique formation de chanteurs solistes, avec l’orchestre des musiciens du Concert des Nations, et l’aide indispensable de Xesca Llabrés et de toute l’équipe technique du Liceu ainsi que David Galán de la Fondation CIMA.
Très bon connaisseur de la société de son temps, le librettiste Francesco Busenello obtint son doctorat à l’Université de Padoue en 1619, travaillant en tant qu’excellent juriste à Venise. Certes, son livret peut être compris, d’une part, comme une critique dure et parodique de l’aristocratie vénitienne, qui à cette époque était minée par la corruption, la débauche érotique et une profonde dépravation morale, mais aussi, d’autre part, il peut être interprété comme une justification allégorique, en même temps qu’un éloge à ceux qui possédaient le pouvoir absolu, et considéraient que « les lois s’appliquent aux sujets, pas à ceux qui commandent ».
Monteverdi, musicien qui nous passionne et sur lequel nous travaillons depuis plus d’un demi-siècle, utilise-lui aussi un langage musical absolument actuel, car il cherche toujours la meilleure façon d’exprimer les sentiments à travers chaque mot. Avec sa révolution du « Recitar cantando », c’est lui, et ses amis de la Camerata de Bardi de Florence (Caccini, Peri et Frescobaldi), qui inventent cette nouvelle manière d’unir le texte au chant, afin de nous émouvoir avec toutes ses facettes d’expressivité et de beauté, de tendresse et de passion amoureuse, de grâce et de mélancolie, mais aussi de fureur et de guerre. C’est aussi lui qui invente cette « guerre amoureuse », ce style « Concitato » qui, comme il aimait à le dire, permet de transmettre de la manière la plus intense les sentiments et les expressions humaines les plus contrastées et les plus profondes.
Que ce soit une vision ou l’autre, le fait que Calixto Bieito situe la version scénique au milieu du 20ème siècle donne au spectacle une ambiance encore plus actuelle, et quand je dis très actuelle c’est parce que je pense que malheureusement la violence continue d’être très présente dans notre société : violences de genre, meurtres de femmes, agressions sexuelles sur les jeunes, les homosexuels, les personnes LGBTI, les immigrés et les sans-abris,… Autant de chakras qui augmentent de jour en jour et qui nous font vivre dans la consternation et dans la douleur.
Pour tout cela, et malgré tout mon respect et mon admiration pour l’imagination originale et toujours provocatrice de M. Calixto Beito, je crois qu’aujourd’hui j’ai le devoir moral d’affirmer avec la plus grande clarté que je ne partage pas l’usage exagéré et inutile de tant de violence gratuite, telle qu’elle s’introduit lors de tant de moments de la mise en scène de cette œuvre.
Contre cette vision, nous ferons toujours prévaloir la force de la musique, car nous tous qui sommes impliqués dans cette production aimons Monteverdi, et donc, peu importe ce qui se passe sur scène, nous apprécierons toujours toute la beauté et l’émotion de sa musique. S’il y a de la beauté et de l’émotion dans l’art et la musique, cela aidera toujours l’être humain à s’élever, à se rendre digne, à devenir une meilleure personne, au-dessus de l’inclination qu’il peut avoir dans certaines circonstances à se comporter avec cruauté.
Chaque soir au Liceu, malgré la débauche, la violence et les contradictions, nous continuerons toujours à chanter et à jouer, attachés au sens profond des arts, convaincus que « la beauté peut sauver le monde ».
Jordi Savall
Bellaterra, 29 juin 2023
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