
Par Heidemarie Klabacher. Dreh Punkt Kultur
Des bandes d’énergie pulsées. Couleurs psychédéliques. Des éclairs. Brouillards galactiques. De multiples nuances de noir attisent nos peurs les plus profondes… Les apocalyptiques des écrans de cinéma hollywoodiens auraient besoin de deux heures pour y parvenir, mais Haydn et Jordi Savall, à la Felsenreitschule, n’ont besoin que de deux minutes.
Les baleines et les vers s’agitent et se tordent. Les oiseaux tracent des boucles délicates dans le ciel. Là aussi, nous voyons le beau couple, désireux de plaire à son Créateur. Tout va bien au Paradis.
Jordi Savall et ses ensembles La Capella Nacional de Catalunya et Le Concert des Nations interprètent La Création de Haydn. Et cette fois, « un monde nouveau »ne jaillit pas de la parole de Dieu, mais de la baguette du chef d’orchestre. La représentation du chaos au début de l’oratorio de 1798 est en soi une peinture sonore révolutionnaire qui ferait l’envie des spectralistes des XXe et XXIe siècles. En quelques secondes, Jordi Savall et son orchestre nous font passer de la salle de concert au cinéma, au générique d’un film de Roland Emmerich qui commence par la fin du monde. Des bandes d’énergie aux pulsations calmes mais déconcertantes, qui clignotent et frémissent. Des nébuleuses galactiques dont les multiples nuances de noir attisent nos peurs les plus profondes…
Ces deux minutes auraient pu constituer à elles seules une expérience de concert complète. La Création Hob. XXI :2 est bien sûr exécutée selon le plan d’ensemble établi par Dieu et Joseph Haydn. Elle se distingue par d’innombrables détails vivants qui bourdonnent (contrebasson), trillent (flûte traversière) ou scintillent (pianoforte) presque imperceptiblement hors de l’orchestre, et se fondent tout aussi doucement dans l’ensemble. Jordi Savall prend rapidement des numéros individuels, qui sont généralement chantés de manière plus douce ou plus soutenue. Par exemple, l’aria de Gabriel Nun beut die Flur, le récitatif d’Uriel sur la création de l’homme ou le duo de louanges d’Adam et Ève dans la troisième partie. Il est d’autant plus fascinant de voir comment Jordi Savall augmente le tempo de façon répétée sans que cela ne devienne inorganique ou trépidant. Sa montée en puissance et son tempo dans les chœurs de louange sont tout à fait virtuoses.
Le chœur de chambre La Capella Nacional de Catalunya est magnifique dans sa sonorité et dans sa présence : intense dans le pianissimo et délicat dans le fortissimo (avec « seulement » cinq chanteurs par voix). Dans l’audibilité, le traitement et l’intelligibilité du texte.
Les solistes vocaux, en revanche, n’atteignent pas le même niveau. Les voyelles courtes et coupées de la soprano Giulia Bolcato dans le rôle de Gabriel font ennuyeusement sonner « Lob » (louange) comme « lopps » : Même sa voix rayonnante, souple et agile dans les coloratures, ne peut y remédier. Il en va de même pour l’élégant ténor Mingjie Lei dans le rôle d’Uriel. La soprano Flore van Meerssche, dans le rôle d’Eve « volontaire et docile » (oui, oui, nous savons…), chante les paroles alambiquées avec une technique habile et une grandeur tonale. Matthias Winckhler est tout aussi magistral, avec un son clair même dans les notes les plus basses, dans les rôles de Raphaël et d’Adam. Les ensembles vocaux, où l’intelligibilité du texte passe naturellement au second plan, sont pleins de splendeur et d’éclat.
Tout va bien au paradis » « Ne convoitez pas plus que vous n’avez, et ne désirez pas en savoir plus que vous ne devriez », dit l’ange à Adam et Ève dans le final. En vain. Aujourd’hui, au-delà de la salle de concert, cette terre brûle. La Création de Haydn est un réquisitoire hautement politique de la plus haute actualité.
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